Manager la complexité et l’incertitude : la R&D, un benchmark vertueux

Bien des évolutions managériales ont eu lieu depuis le début du XXème siècle, marquées par la fin de l’approche taylorienne, l’essor du management systémique, du management stratégique, du management de la performance, et par l’entrée en force de l’humain dans l’entreprise, les relations, les motivations, les émotions, la sociologie, la psychologie. Du côté « hard », les modes de management sont devenus très sophistiqués mais ont conduit à des dérives : un découplage entre la gouvernance et le terrain, une inflation de règles, de procédures, de contrôles, la dictature du court-terme, de la rentabilité et de la performance, conduisant à une perte de sens, de responsabilité, d’engagement, de plaisir, et un développement sans précédent des risques psycho-sociaux. Du côté « soft », de nouvelles approches ont cherché à corriger ces erreurs, de nouveaux paradigmes à remettre l’humain au centre : RSE, Qualité de Vie au Travail, entreprise libérée, etc. L’entreprise s’y retrouve souvent écartelée entre ce qui procède des processus (le hard), plébiscités hier mais décriés aujourd’hui, et ce qui procède de l’humain (le soft), qui a le vent en poupe mais peut aisément céder aux effets de mode.

Le monde dans lequel nous sommes entrés depuis une trentaine d’années, notamment via la révolution numérique, est marqué par 4 grandes caractéristiques : la Volatilité, l’Incertitude, la Complexité et l’Ambiguïté. C’est l’avènement du monde VICA , VUCA pour l’acronyme anglais ([1] et [2]). Au-delà, une quatrième révolution industrielle est en marche, celle des robots, des nano-bio-info-cogno technologies et des Intelligences Artificielles [3]. Cette nouvelle révolution, la rapidité sans précédent avec laquelle notre environnement continue d’évoluer, exigent de poursuivre la remise en cause du management avec une ambition, une dynamique, une clairvoyance supérieures. Dans un contexte marqué en particulier par la complexité et l’incertitude, quelles peuvent être les nouvelles boussoles des dirigeants, des managers ?

 

TENTATIONS

La complexité et l’incertitude remettent profondément en cause nos représentations du monde : que savons-nous vraiment, que pouvons-nous anticiper, sur quoi fonder nos décisions ? Confrontés à ces questions inconfortables, la tentation est grande de regretter le monde d’avant et chercher refuge dans ce qu’il avait de rassurant, nos habitudes, nos repères, nos croyances, voire de fausses certitudes et des illusions. Une autre voie consiste au contraire à accepter cette nouvelle donne, et y voir non seulement une réalité mais des opportunités. Cette voie suppose aussi de renoncer à des approches qui ont constitué l’alpha et l’omega du management, notamment la modélisation, les business plans, la gestion des risques, désormais inadaptés à un monde qui ne se laisse plus prédire ni mettre en équations.

 

Une autre grande tentation, c’est d’appliquer des recettes, suivre les effets de mode. Depuis quelque temps, l’agilité, l’innovation, la créativité ou l’intelligence collective sont sur toutes les lèvres, or si ces notions peuvent effectivement être vertueuses, il faut veiller à ne pas les réduire à de simples outils, a fortiori des slogans : il s’agit de mettre en œuvre de nouvelles démarches aptes à regarder la réalité en face, à l’explorer, l’interpréter, et apprendre en permanence. Très bien, mais comment procéder concrètement ? Faut-il donc tout réinventer ? Pas nécessairement, car l’entreprise s’est depuis longtemps donnée les moyens d’appréhender l’incertitude et la complexité, via une activité dont c’est précisément la vocation : la Recherche & Développement (R&D).

 

LA R&D : SOURCE D’INSPIRATION

La R&D fournit une source d’inspiration et de benchmark très précieuse pour affronter le monde VICA : elle positionne au centre nos représentations du monde, et les questionne de manière structurée en combinant la pensée et l’action. Cette structuration peut être organisée selon trois champs :

  • Les processus culturels
  • Les processus opérationnels
  • La gouvernance (prise de décision)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En analysant la manière dont les activités R&D sont classiquement conduite, nous y trouvons les grands fondamentaux suivants.

Processus culturels

  1. Valoriser le questionnement en plus des résultats, l’apprentissage en plus de l’expertise, les savoirs en plus des solutions
  2. Elargir la notion de performance, y intégrer la lucidité, la créativité, la coopération, l’aide à la décision
  3. Valoriser le progrès plutôt que la perfection
  4. Investir dans l’investigation et l’expérimentation, plutôt qu’avoir recours aux habitudes, aux théories, à l’imitation des autres
  5. Investir dans le retour d’expérience (les réussites comme les échecs) : formaliser, capitaliser, partager
  6. Promouvoir la pensée critique, la diversité, la contradiction positive, pas la pensée unique, l’uniformité, la conformité
  7. Reconnaître le droit au doute, y compris vis-à-vis de soi-même
  8. Reconnaître le droit à l’erreur, du moment que des enseignements en sont tirés et partagés

  

Processus opérationnels

  1. Créer de la coopération et de la transversalité, via des projets communs
  2. Donner à la fois un cadre et de l’autonomie
  3. Structurer les démarches d’exploration, les ajuster en fonction de ce qui se passe
  4. Caractériser le contexte : l’environnement, les conditions d’essais, les paramètres potentiellement influents, etc.
  5. Cultiver l’objectivité : les faits, les résultats, l’interprétation
  6. Evaluer les progrès, via des critères factuels
  7. Mettre en place des outils partagés

 

Gouvernance

  1. Développer une vision globale (approche systémique)
  2. Chercher à gagner en lucidité et en clairvoyance, pas à se rassurer
  3. S’appuyer sur les compétences, pas sur les institutions
  4. S’appuyer sur des preuves, pas sur des impressions
  5. Organiser les jalons de décision en fonction des événements, pas d’un calendrier administratif
  6. Donner aux acteurs opérationnels un rôle d’aide à la décision, pas les cantonner à un rôle d’exécution

 

Ces fondamentaux reprennent plusieurs caractéristiques des entreprises ayant démontré leur réussite au travers de la troisième révolution industrielle [4], mais présentent l’intérêt d’aller plus loin, et de s’appuyer sur de véritables processus opérationnels. L’entreprise peut en tirer profit y compris hors du cadre de la R&D, notamment la stratégie, la conduite de projets, l’action commerciale, le support aux Clients. Si l’entreprise dispose déjà d’une activité R&D, elle peut capitaliser sur son processus R&D et en diffuser l’essence, les bonnes pratiques. Dans le cas contraire, elle peut utiliser ces fondamentaux pour impulser de nouvelles manières de voir et de faire, de décider et d’agir. Dans tous les cas, la fonction RH doit être partie prenante car la dimension culturelle s’avère cruciale.

En effet, la démarche remet en cause l’image-même du management. Ainsi, des générations de managers ont été conditionnées à rejeter le doute, souvent assimilé à de l’incompétence : il leur fallait apporter des solutions, des résultats, certainement pas douter, ou alors en secret. Là, il s’agit au contraire d’intégrer le doute au champ managérial : savoir l’accueillir, le lever, l’arbitrer. De même, des générations de managers ont été conditionnées à gérer les risques, via des approches politiquement correctes mais en partie illusoires. Là, il s’agit d’évoluer d’une culture du risque à celle de l’opportunité, et de l’expérimentation. Au-delà, la démarche remet en cause les visions et les pratiques. Selon que l’entreprise a le courage du long terme ou préfère le court-terme, qu’elle admet le doute ou pas, l’échec ou pas, elle ne conduira pas aux mêmes choix. Selon que l’entreprise autorise le Bottom-up ou fonctionne en mode Top-down, qu’elle accepte la contradiction ou la rejette, qu’elle encourage la diversité ou préfère l’uniformité, elle élargira le champ des possibles ou le rétrécira.

 

La R&D incarne ainsi une double inversion par rapport aux modalités traditionnelles du management :

  • La dimension culturelle prime sur les processus opérationnels, même si ceux-ci restent à l’évidence cruciaux (la méthodologie doit être professionnelle)
  • La gouvernance ne détient plus le « savoir », ce sont les opérationnels qui le détiennent ; elle trouve son pouvoir et sa légitimité dans sa capacité à donner le cap, du sens, des moyens, à écouter, analyser, arbitrer, à accompagner, développer les talents, gérer les tensions, à changer de cap si nécessaire

Cette inversion peut se représenter de la manière suivante :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’un des principaux écueils consiste à chercher des recettes, à copier-coller ce qui a été vu ailleurs sans prendre le soin d’enraciner la démarche dans l’ADN de l’entreprise. Il est donc essentiel de contextualiser chaque démarche : prendre en compte le poids des règles, des procédures, des rituels existants, et aussi la maturité de l’entreprise vis-à-vis de l’expérimentation, de l’incertain, de l’inconnu. Cette maturité peut être pilotée en utilisant une échelle s’inspirant des Technology Readiness Levels ou TRL [5].

 

CONCLUSION

La R&D fournit un benchmark particulièrement pertinent pour manager la complexité et l’incertitude qui caractérisent le monde contemporain, et vont aller en s’accentuant. Qu’est-ce qu’il pourrait être avantageux d’explorer, de mieux comprendre ? Comment gagner en lucidité, développer de véritables points de vue ? Comment prendre des décisions sans avoir toutes les cartes en mains ? Comment élargir le champ des possibles ? Son approche permet d’adresser ces questions devenues plus que jamais cruciales, au-delà du seul champ de la R&D et au profit de l’entreprise tout entière.

La R&D incarne une évolution profonde des paradigmes managériaux : il ne s’agit plus de fixer un but mais de construire un cheminement, de planifier ou théoriser mais d’expérimenter, d’affirmer mais d’apprendre, de figer mais d’ajuster, d’agir mais d’interagir.

Elle résout la tension entre le « hard » et le « soft » dont beaucoup d’entreprises souffrent aujourd’hui, en positionnant la dimension culturelle au sommet de la hiérarchie d’entreprise, non pas sous forme de valeurs génériques si souvent placardées mais de valeurs opérationnelles, mettant en avant le questionnement, l’apprentissage, l’expérimentation, le développement des compétences, le partage des savoirs, la diversité des points de vue, la liberté de contradiction.

Elle réhabilite le management par processus, aujourd’hui décrié, en faisant la distinction entre processus (pour quoi ?) et procédures (comment ?), et en s’appuyant sur un ensemble de bonnes pratiques.

Elle incarne une autre logique de gouvernance répondant aux dérives observées, où il ne s’agit plus de décider » en haut » et exécuter « en bas » (Top-down), mais de considérer les opérationnels comme des forces de proposition, des aides à la décision,  et de les associer (Bottom-up).

 

En voyant dans la R&D une source d’inspiration, il faut veiller à ne pas tomber dans les travers si souvent rencontrés, à savoir y chercher des recettes qu’il s’agirait de reproduire aveuglément. La démarche consiste en premier lieu à construire une culture du questionnement, du doute, de la lucidité, à contre-courant de ce que le management valorise depuis longtemps : l’affirmation, la certitude, la gestion illusoire des risques, les tableaux de bord tronquant ou masquant la réalité. Lutter contre ce courant puissant exige beaucoup de volonté.

Il est également essentiel de contextualiser chaque démarche, prendre en compte la maturité de l’entreprise, et accompagner le développement de celle-ci.

 

Ceux qui souhaitent plus de détails en trouveront dans la publication [6] : https://doi.org/10.18145/jitipee.v4i1.169

 

Enfin, si la R&D a l’intérêt de fournir une démarche structurée pour questionner nos représentations du monde, elle n’en a pas l’apanage : les sciences en général, la philosophie, la spiritualité, la politique dans sa vraie acception du terme, en ont aussi la vocation. Au bout du compte, toutes ces voies on en commun de s’intéresser au pouvoir, à la maîtrise, à la manière de trouver un juste équilibre entre l’objectif et le cheminement, entre l’intention et le flottement, entre la volonté et le lâcher prise.

 

Références

[1]        N. BENNETT and G. J. LEMOINE, “What a difference a word makes: Understanding threats to performance in a VUCA world,” Bus. Horiz., vol. 57, no. 3, pp. 311–317, May 2014.

[2]        P. SILBERZAHN, “Blog de P.silberzahn https://philippesilberzahn.com” .

[3]        K. SCHWAB, « The fourth industrial revolution », First U.S. edition. New York: Crown Business, 2017.

[4]        G. DOSI and L. GALAMBOS, Eds., « The third industrial revolution in global business ». Cambridge: Cambridge University Press, 2013.

[5]        “ISO/FDIS 16290 – Space systems – Definition of the Technology Readiness Levels (TRLs) and their criteria of assessment.”

[6]        L.E. BRUNET et E. LONGCÔTÉ, « Le management en situation de complexité et d’incertitude, Apport de la Recherche et Développement », JITIPEE Vol.4 No 1 (2018)