Éloge du Et/avec plutôt que Ou/contre

En tentant de dépasser les clivages traditionnels droite/gauche, Emmanuel Macron donne un coup de pied dans une fourmilière habituée à fonctionner avec des règles du jeu ancestrales, fondées sur l’opposition irréconciliable entre les doctrines et avec elles, les appartenances, les identités. Mon propos ici n’est pas de commenter son projet politique mais sa démarche, et les perspectives qu’elle ouvre vis-à-vis du management contemporain.

La démarche d’Emmanuel Macron se caractérise par une formule : « en même temps ». Celle-ci a fait ricaner pas mal d’adversaires politiques, de journalistes, de commentateurs, qui lui ont reproché de ne pas avoir de ligne directrice claire, et se complaire dans le flou. Selon eux, il faut appartenir à un camp. Imprégné de connotations grégaires, ce terme « camp » illustre à merveille la révolution dont il est ici question.

 

Dans un passé pas si lointain, l’aristocratie et les gouvernements d’Occident tiraient leur légitimité d’une activité fondatrice, faire la guerre, et de son corollaire, protéger leurs sujets. Guerrier, courageux, conquérant, si possible vigoureux au lit, telles étaient les qualités du chef. Les plus enviés y ajoutaient foi, générosité, et vertus chevaleresques. Cette image marquée au fer, à la poudre et au sang est restée dans les consciences, encore aujourd’hui, et a largement diffusé dans le monde de l’entreprise.

Au XIXème siècle, la révolution industrielle s’est fondée autant sur la lutte des classes que sur la technologie. Pendant les trente glorieuses, la technique et la production donnèrent le pouvoir, puis ce fut le commerce dans les années 80, puis la gestion et les finances. Aujourd’hui confrontée à une compétition que la mondialisation a ouverte à bien plus de participants et à l’injonction d’être toujours plus performante, l’entreprise est entrée ouvertement en guerre. Surveiller la concurrence, constituer des alliances, décrocher un marché, mettre au point une innovation, conduire une réorganisation ou un plan social, protéger ses avoirs et ses savoirs, les combats sont sur tous les fronts. Bien sûr, des mouvements pacifistes se sont également produits : développement de la culture qualité, généralisation du fonctionnement en mode projet, promotion de nouveaux modes de coopération, en interne comme avec les clients ou les fournisseurs. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : en entreprise, le quotidien relève largement du combat.

 

Pas facile, de ne pas appartenir à un camp ! Il y a les camps statutaires, les directeurs, les cadres plus ou moins supérieurs ou de proximité, les techniciens, les ouvriers, et aussi les camps fonctionnels, la R&D, les études, les méthodes, la production, les achats, la qualité, le marketing, le commerce, les finances, le contrôle de gestion… On travaille ensemble, bien obligés, mais on adore les querelles de clocher et ceux qui sont convaincus des vertus de la transversalité, de la coopération, du partenariat, s’arrachent les cheveux à faire sauter les cloisons que des siècles d’organisations verticales ont fermement implantées, dans les mentalités comme dans les mœurs. On se côtoie, on se voit en réunions, mais on comprend de moins en moins la spécialité de l’autre, trop pointue ou parfois méprisée, et on a de moins en moins le temps d’en faire l’effort. « Tous ensemble », « esprit d’équipe », « aventure collective », le politiquement correct a beau recouvrir cette réalité d’une communication formatée, il ne faut pas être dupe : les organisations adorent les divisions, les incompréhensions, et les fabriquent.

En outre, les clans ne se limitent pas aux organisations : notre manière-même d’envisager le monde et de nous y inscrire, nos motivations, nos affects, nos leviers d’action sont eux-aussi soumis aux clivages. Ainsi la vie entre entreprise est-elle marquée par des oppositions en tous genres, que je nomme ici des « bipolarités ». Sans viser à l’exhaustivité, j’en listerai certaines souvent observées dans le monde professionnel (comme dans la vie tout court d’ailleurs), et pouvant être lourdes de conséquences :

Registre Bipolarités
Horizon managérial Long terme vs Court terme
Global vs Local
Stratégie vs Tactique
Préférences
(de l’individu, des groupes)
Réflexion vs Action
Raison vs Emotion
Effort vs Plaisir
Leviers d’action Planification vs Souplesse
Rigueur vs Pragmatisme
Démocratie participative vs Expertise

 

Dans une entreprise idéale, toutes ces bipolarités doivent pouvoir cohabiter en bonne intelligence, et se compléter. Dans les faits, rien n’est plus difficile : la culture d’entreprise, les logiques collectives, la pression du quotidien font facilement pencher le plateau de la balance d’un côté plutôt que l’autre. L’entreprise y cultive de nouveaux combats : le court terme contre le long terme, le particulier contre le général, la stratégie contre l’opérationnel, l’action contre la réflexion, l’émotion contre la raison, le plaisir contre l’effort, la réaction contre l’anticipation, l’expérimentation contre la planification, la concertation contre l’expertise, le facile contre l’ardu, le populaire contre l’impopulaire.

Au final, cela crée de la domination, de la conformité, de la consanguinité, du clientélisme, cela détruit de la complémentarité, réduit l’intelligence collective. Classiquement, c’est exactement ce qui se passe en politique.

 

La démarche d’Emmanuel Macron est finalement simple à énoncer : penser ET plutôt que OU, AVEC plutôt que CONTRE. Comme toute innovation, elle se heurte aux conservatismes multiples de ceux qui ont leurs habitudes, leurs repères, et n’ont pas du tout envie qu’ils changent. Certaines entreprises appliquent déjà largement ces principes, les autres auraient beaucoup à gagner en empruntant cette voie.

Comment faire ? Ceci passe par 5 niveaux d’intervention :

1. Au niveau de la culture d’entreprise : valoriser la contribution à un projet plutôt que l’appartenance à une structure

2. Au niveau stratégique :

  • Rechercher de nouvelles alliances
  • Négocier les attendus, en refusant les consensus mous

3. Au niveau du management :

  • Refuser le gaspillage d’énergie lié aux luttes
  • Consulter, encourager l’émergence de points de vue et les contradictions positives
  • Développer un rôle de médiateur, d’arbitre

4. Au niveau des objectifs individuels : prendre en compte la qualité de la coopération, ne pas en rester aux seuls résultats

5. Au niveau de la communication : inventer de nouvelles mythologies

Ce dernier point a toute son importance. En effet, nous grandissons sous le joug mental de la rivalité. Enfants, nous recevons des notes. Adultes, nous aimons rivaliser entre voisins, entre villages ou quartiers, entre régions, entre pays, entre trucs à la mode, courants de pensée et croyances. Et pour mieux nous y adonner, nous inventons toutes sortes de rituels, de célébrations, de compétitions, assortis de rubans, médailles et autres coupes. Ainsi le sport s’est-il fait une place sans précédent, tant dans nos sociétés que dans l’entreprise, via d’incontournables métaphores. On peut y voir le meilleur : éthique, dépassement de soi, performance d’équipe. On y trouve aussi le pire : les pulsions de haine, de violence et de saccage qui, autrefois, explosaient sur les champs de bataille. Et la simple médiocrité ordinaire : « nous, on n’est pas comme eux ». Inventer un nouveau story telling, ni sportif ni guerrier, apte à mobiliser les bonnes volontés et les énergies, est une composante à part entière de cette aventure.

 

CONCLUSION

En Occident, le monde est perçu comme une accumulation de contraires. Au plus haut, on trouve l’opposition du bien et du mal. Au travail, dans nos vies quotidiennes, une foule d’autres oppositions se bousculent, qui procèdent de la réalité, multiple, complexe, contradictoire, mais aussi d’un référentiel culturel, collectif et individuel : nous regardons le monde comme nous avons appris à le regarder. D’autres civilisations, nomment en Asie, ne voient pas du tout le monde via ce prisme.

Soumis aux oppositions parmi lesquelles nous grandissons, nous avons très souvent la possibilité de choisir : soit les entériner et rester enfermé dans les habitudes qu’elles véhiculent, soit les dépasser et élargir les possibilités qu’elles offrent. Tel est, peut-être, un résumé éthique de la démarche d’Emmanuel Macron.

La norme, les habitudes, l’ego, tout nous pousse à choisir un camp : l’un contre l’autre, l’un plutôt que l’autre. La facilité aussi : il n’y a rien de plus facile qu’opposer, diviser, exclure, rien de plus difficile que combiner, ajouter, permettre. Au mieux stérile, au pire réductrice voire dangereuse, l’opposition peut être avantageusement remplacée par la conciliation, la réconciliation. Sur le champ philosophique ou spirituel, ceci porte un nom : la tolérance. Sur le champ des sciences de la nature, la biodiversité.

Il s’agit de passer d’une habitude d’exclusion, l’un OU l’autre, à un choix d’addition : l’un ET l’autre.

Il s’agit de passer d’un réflexe grégaire, l’un CONTRE l’autre, à une volonté de coopération : l’un AVEC l’autre.

Il s’agit de passer d’une logique d’interdit, surtout pas, à une dynamique d‘autorisation : pourquoi pas, non de manière passive, mais selon des modalités à négocier.

Il s’agit d’inventer une nouvelle manière de concevoir le pouvoir, et de l’exercer.

Dans un monde de plus en plus complexe et en proie aux déchirements, telles sont peut-être les premières qualités à attendre d’un manager.

PME et numérique : que faire, comment ?

Ayant récemment assisté à un atelier sur l’économie numérique, organisé par une CCI territoriale à destination des PME, un constat m’a frappé : pour la grande majorité des participants, numérique = site internet + réseaux sociaux. Focalisée sur l’extérieur et la visibilité, cette perception limitée du numérique traduit une méconnaissance de ses nombreux autres intérêts, internes à l’entreprise.

Autre constat frappant, le numérique est moins apparu comme une opportunité que comme une menace : menace sur la maîtrise des informations, sur l’indépendance de l’entreprise, sur des emplois promis à la disparition, menace que fait peser un environnement en évolution permanente. Il y a là une fracture majeure entre les PME « traditionnelles » et les start-up qui, au contraire, ont pleinement intégré le numérique dans leur business model et leurs manières de fonctionner.

 

Acquérir de la visibilité grâce au numérique est une préoccupation que beaucoup d’études confirment. A ce propos, la Direction Générale des Entreprises a pointé en 2016 un certain retard des PME françaises, comparées à la moyenne européenne :

Taux de PME utilisatrices (moyenne)
Outil numérique France Europe
Site internet 64 % 75 %
Réseaux sociaux 19 % 30 %
Plateforme e-commerce 12 % 24 %

Au-delà de la communication et du référencement, rendu nécessaire par la croissance vertigineuse du nombre de sites, le numérique répond à un autre enjeu tout aussi majeur : associer l’ensemble des contributions constituant les fonctions d’entreprise. Il est là question du Système d’Information, c’est-à-dire la manière d’organiser, gérer et échanger les informations dont l’entreprise a besoin, celles qu’elle crée en interne, celles qu’elle récupère de l’extérieur. Il est aussi question de ses processus, c’est-à-dire sa manière propre de faire ensemble, transversalement, ses métiers, ses savoirs. Ce qui est en jeu, c’est l’efficacité, la sécurité, la coopération. Ceci concerne toute PME quels que soient son marché, sa taille, son environnement, son histoire.

 

De quoi parlons-nous, concrètement ? Pour aider à y voir clair, le mieux est de suivre une approche fonctionnelle de l’entreprise. Pour chaque grande fonction, le tableau suivant indique le type de solution que l’économie numérique propose :

Fonction Solution numérique
Gérer les commandes, la production, les fournisseurs, les livraisons, la comptabilité ERP
(Entreprise Resource Planning)
Gérer la relation Clients
(offres, réclamations, feedback, support au marketing)
CRM
(Customer Relationship Management
Gérer les données de conception
(normes, spécifications, plans, nomenclatures, caractéristiques, données de fiabilité, données de sécurité)
PDM
(Product Data Management)
Gérer la documentation

(création, validation, archivage, mise à jour)

Répertoires partagés

GED (Gestion Electronique de Documents)

Communiquer en interne Messagerie

Intranet

Manager les projets
(organisation des tâches, planification, gestion des ressources, gestion des risques)
Gestion de projets

 

Cette dimension-ci du numérique est encore peu développée. Ainsi, une étude réalisée par EUROSTAT en 2015 sur un panel d’environ 150 000 PME européennes, soit 10% du parc total, montre que ces solutions restent bien moins utilisées que les sites internet :

 

 

 

 

Nota : CRM opérationnel désigne une utilisation centrée sur la gestion des offres et des commandes Clients ; CRM analytique désigne une utilisation plus sophistiquée orientée vers la connaissance du Client, l’anticipation de ses besoins, la pro activité.

 

 

 

 

Les PME françaises se situent certainement en deçà de cette moyenne, et possèdent donc un gisement de progrès considérable. Le problème, c’est qu’une telle palette d’outils peut facilement effrayer : trop compliqué, trop cher, trop nouveau. Alors, comment faire ?

 

La réponse passe par une démarche méthodique sachant éviter les écueils. Elle passe aussi par une bonne dose de pragmatisme ce qui, pour des PME, s’avère absolument crucial.

 

LA DÉMARCHE – LES ÉCUEILS À ÉVITER

 

  1. Adopter ou développer le numérique doit relever d’une stratégie globale, portée par le Dirigeant. Celle-ci doit associer une large partie du personnel, facteur essentiel pour qu’il s’approprie les évolutions à venir et y adhère.

Ecueils à éviter :

  • Céder à l’effet de mode sans vision stratégique
  • Traiter la numérisation en cercle restreint

 

  1. Avoir une stratégie globale ne signifie pas traiter toutes les fonctions : il s’agit de faire des choix. Cela ne signifie pas non plus tout faire en même temps : il faut y aller progressivement. C’est une question d’investissements, bien sûr, mais aussi d’apprentissage, de dynamique collective. Les étapes doivent être définies de manière à ce que des gains concrets puissent être observés rapidement, facteur essentiel pour motiver et poursuivre.

Ecueils à éviter :

  • Tout faire de front
  • Se décourager à cause de gains trop lointains

 

  1. Déployer le numérique doit être considéré comme un projet à part entière, et organisé comme tel. Ceci exige de mobiliser des ressources, non seulement financières mais humaines.

Ecueils à éviter :

  • Fonctionner « avec les moyens du bord » (nota : beaucoup de PME n’ont pas de Direction Informatique, et le Dirigeant peut faire office de DI !)
  • Négliger l’accompagnement du changement

 

  1. Adopter de bons outils suppose d’avoir réfléchi aux besoins à satisfaire. Il est utile de les formaliser. Ceci peut faire l’objet d’un micro-projet participatif en soi, contribuant à l’appropriation globale de la démarche.

Ecueils à éviter :

  • Faire l’impasse sur une expression de besoins formalisée (nota : beaucoup d’outils sont présentés sur le mode « il peut faire ceci », et subis ; la question est de savoir ce dont la PME a vraiment besoin)

 

  1. Enfin, le meilleur outil au monde n’est jamais une fin en soi : c’est un moyen au service d’une cause. Déployer le numérique doit donc être étayé par une réflexion sur la manière concrète dont les équipes fonctionnent ensemble, collaborent, partagent. Autrement dit : des outils au service des processus opérationnels, et pas l’inverse.

Ecueils à éviter :

  • Privilégier les outils aux processus

 

Tout ceci est affaire de méthode mais pour une PME, il faut y ajouter une composante essentielle : du pragmatisme. L’un n’empêche pas l’autre. Le pragmatisme, c’est y aller par étapes successives, du moment que le cap est fixé. C’est s’autoriser à faire des expérimentations, du moment qu’elles sont évaluées. C’est pouvoir ajuster ce qui a été prévu, du moment que les fondamentaux sont respectés. C’est accepter de tâtonner, du moment que l’on gagne en intelligence collective.

Dernier écueil, et non des moindres : les coûts. Là aussi, le pragmatisme est de mise. Des outils open source existent, gratuits, qui permettent dans un premier temps d’impulser une démarche numérique, lever des obstacles, rôder le changement. Grâce à cet acquis, il sera possible ensuite de recourir à des outils spécifiques, en réponse à des besoins plus pointus.

 

CONCLUSION

Le numérique n’est pas réservé aux grandes entreprises. Encore largement méconnu par les PME, souvent synonyme de complications et de craintes, il leur permet de structurer ce qui conditionne leurs relations tant vis-à-vis de l’externe que de l’interne : les informations. Outre de l’image, elles peuvent y trouver de nombreux gains : en efficacité, en sécurité, en coopération, en intelligence collective.

Une large palette d’outils existe, répondant à des besoins fonctionnels variés. Ceux listés ici ne couvrent pas l’intégralité des champs, notamment l’automatisation (machines à commandes numériques, robots) ou les intelligences artificielles, qui mériteraient un article dédié. Quels que soient les outils, ceux-ci comptent moins que les processus opérationnels qu’ils ont vocation à servir. Ainsi, il s’agit moins de mettre en place une caisse à outils que de repenser la culture d’entreprise, et y positionner le numérique.

Pour une PME plus encore qu’une grande entreprise, la démarche numérique doit combiner méthodologie et pragmatisme. Plusieurs lignes directrices sont à suivre, plusieurs écueils à éviter.

Penser et déployer le numérique, bien plus qu’affronter une menace, constitue donc une opportunité remarquable, articulant le stratégique et l’opérationnel. Cette opportunité laisse le Dirigeant libre de faire des choix.

 

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