Libérer l’entreprise : de quoi, jusqu’où ?

Dans mon article « L’entreprise libérée : partisans vs opposants », nous avons vu les dérives affectant beaucoup d’entreprises dites traditionnelles, et clarifié les idées reçues concernant les entreprises dites libérées. Puis dans « L’entreprise libérée : comment sortir des querelles ? », nous avons vu qu’en réponse aux puissants changements d’environnement en marche (le monde VUCA), les entreprises avaient tout intérêt à s’inscrire sur un chemin de libération, y compris celles ne souhaitant pas faire des choix aussi radicaux que l’entreprise libérée. Autrement dit, traditionnelles ou pas, les entreprises partagent un défi commun dépassant l’opposition entre ces deux  genres : se libérer. Très bien, mais de quoi ?

« Libérer la parole », « libérer les énergies », « libérer la créativité », ces slogans coulent à flot mais derrière la communication, ne disent pas grand-chose. L’ouvrage d’Isaac Getz « La liberté, ça marche ! » dont j‘ai déjà parlé [1], apporte là encore des points de vue précieux.

 

DE QUOI LIBÉRER ?

 

Les auteurs auxquels Isaac Getz laisse la parole ont beaucoup à dire sur le sujet. La bonne nouvelle, c’est que les axes de libération dont ils parlent sont nombreux. La moins bonne, c’est que ce foisonnement n’aide pas à dégager une ligne directrice. Pour y parvenir, je crois utile d’organiser les idées en trois grandes dimensions : le fonctionnement opérationnel, les relations humaines, la vision du monde.

 

LE FONCTIONNEMENT OPÉRATIONNEL

 

La manière dont les équipes fonctionnent constitue le point d’entrée le plus naturel pour appréhender ce qui nuit à l’entreprise, qu’il faut éviter ou corriger. Là, il s’agit de libérer de ce qui pèse inutilement sur le plan opérationnel : organisations bancales, règlements surabondants, contrôles excessifs ou illusoires, reporting pléthorique ou inexploité, tâches sans valeur ajoutée mais conservées par habitude, réunions inefficaces, outils inadéquats, routines institutionnelles, etc.

 

La libération y présente des convergences avec d’autres démarches comme le management par processus, qui s’intéresse aux tâches, aux flux, à la coopération, l’innovation frugale [2], qui vise à s’affranchir du superflu et se centrer sur la vraie valeur ajoutée, ou encore le lean management via ses trois fondamentaux : MUDA, supprimer le gaspillage sous toutes ses formes (y compris de temps, d’énergie, d’idées, de bonne volonté), MURI, éviter la surcharge (des machines mais aussi des hommes), MURA, prendre en compte les fluctuations d’activité et créer de la souplesse. Toutefois, l’un des enjeux de la libération est d’éviter les erreurs que les méthodes peuvent entraîner, lorsqu’elles versent dans la pensée unique au risque de dégénérer en dictature, ou qu’elles manquent de vision systémique au risque d’améliorer d’un côté mais de dégrader ailleurs, sans même y prêter attention.

 

LES RELATIONS HUMAINES

 

A l’instar de toute organisation humaine, l’entreprise est capable du meilleur comme du pire dans ses relations, internes et externes. Là, l’enjeu de la libération est simple à énoncer : chasser le pire, développer le meilleur. Parmi ce qu’il faut chasser, citons en particulier :

  • Les bas instincts : ragots, rumeurs, mesquineries…
  • Ce qui sépare et divise : clans, corporatisme, méfiance, jalousies, rivalités, conflits…
  • Ce qui vise à tromper : apparences, postures, mensonges, fausses vérités…
  • Ce qui fait souffrir les autres : manque de considération, mépris, manipulation, humiliations, injustice…
  • Les dérives du pouvoir : fourberie, duplicité, chausse-trappes, rapports de force, trahisons…
  • L’ambition mal placée, coupable des imposteurs et des forts en gueule qui encombrent tant d’organisations

 

La libération y rejoint des disciplines comme l’analyse transactionnelle, le team building ou le coaching, qui se sont bien implantées dans les entreprises. Toutefois, beaucoup de celles qui y ont recours en sont restées à un exercice stéréotypé du pouvoir, marqué par de fortes contradictions entre les remises en cause demandées au niveau opérationnel et les usages perpétués au niveau de la gouvernance. Réinventer la manière d’exercer le pouvoir constitue là un enjeu majeur de la libération.

 

LA VISION DU MONDE

 

Il fut un temps où beaucoup d’entreprises vivaient largement en autarcie et n’avaient guère à se préoccuper de leur environnement, connu et stable. Désormais ce n’est plus envisageable, et développer une vraie stratégie exige d’avoir une vision. Au-delà, l’entreprise a compris que son identité ne passait pas seulement par ses produits, son organisation ou ses modes de fonctionnement mais par ses valeurs, sa culture, son rapport au monde au sens large. Nous y abordons des sujets complexes, le sens de l’existence, ses buts, ses finalités, la justice, le progrès, rien moins que ça ! Là aussi l’humanité s’y montre capable du meilleur mais aussi du pire, la manipulation, l’intolérance, le combat idéologique, la dictature. Là aussi la libération consiste à chasser le pire, et développer le meilleur.

Parmi ce qu’il faut chasser, citons en particulier :

  • La simplification : simplifier ce qui est complexe
  • Le conformisme : reproduire ce qui est connu, imiter ce que font les autres, suivre ce qu’ils pensent…
  • Tout ce qui vise à définir la vérité, à imposer l’autorité : dogmes, idéologies, croyances, pensée unique, intolérance…

Ce qu’il faut au contraire développer, ce sont de véritables points de vue, sachant s’appuyer sur les émotions mais aussi cultiver une qualité trop rare : l’objectivité.

 

La libération amène là sur le terrain des valeurs, dont les entreprises se sont largement emparées. Toutefois, bon nombre d’entre elles se contentent de valeurs stéréotypées et passe-partout, ressemblant fondamentalement à celles du voisin : l’exercice procède plus de la communication et de la conformité que de la vision.

Elle amène aussi sur le terrain des disciplines chargées de donner du sens : les sciences, les religions, les philosophies, les spiritualités. Là, cela devient très délicat. D’abord parce que celles-ci sont largement étrangères à l’entreprise : la science l’intéresse nettement moins que la technologie ; la religion doit normalement rester dans la sphère privée (quoiqu’il lui arrive de diffuser dans la culture collective) ; quant à la philosophie ou la spiritualité, elles restent cruellement absentes non seulement de l’entreprise mais des cursus éducatifs occidentaux en amont. Ensuite, parce que ces disciplines ont toujours été profondément clivantes et généré des positions radicalement incompatibles, le vrai et le faux, le bien et le mal, le normal et l’anormal, la finalité du monde, les intentions du Créateur, la place de l’Homme, avec pour corollaire un long cortège de haines, de combats, de sauvagerie.

Développer une vraie vision sans suivre les tendances ni imiter les autres, accepter le doute, faire preuve de tolérance, ne pas chercher à avoir raison au prix du sang, réconcilier ce que la pente naturelle conduit à séparer, constituent là des enjeux majeurs de la libération.

 

S’atteler à tout ceci est déjà ambitieux, mais ce n’est pas la fin de l’aventure.

 

LE SOI

 

Les relations humaines, nous le savons bien, ne se situent jamais sur un champ objectif : chacun interprète l’autre via son propre prisme. Nous trouvons quelqu’un antipathique, bizarre, menaçant, ou à l’inverse amical, proche, attirant, et plus tard, réalisons qu’il n’en est rien. Nous souffrons d‘une remarque, d’une critique, d’un geste, ou à l’inverse nous réjouissons d’une parole, d’un témoignage, d’une attitude, et en réalité, leur auteur n’avait pas cette intention là. C’est le thème bien connu de l’émetteur et du récepteur, dont parlent abondamment les livres et les stages de communication. Notre rapport au monde ne se situe pas davantage sur un champ objectif : chacun interprète le monde via son propre référentiel, son éducation, ses valeurs, ses croyances, ses craintes, ses intérêts. Ainsi, le monde existe à l’évidence sans nous – il a existé avant nous, et devrait continuer à exister après –, et pourtant ce dont chacun peut faire l’expérience passe par lui-même, par ce qu’il qualifie de « mon corps », « ma pensée », et parfois « mon âme ».

La mécanique quantique nous secoue sur ce point. Ainsi, la célèbre parabole du chat de Schrödinger [3] torpille ce que nous croyions savoir : le chat enfermé dans la boîte avec la capsule de poison est à la fois mort et vivant, c’est l’observateur qui, par son intervention, le fige dans tel ou tel état. Nous y trouvons un pouvoir considérable : celui non seulement d’interpréter la réalité, mais de la définir.

En conséquence les dimensions dont nous avons parlé, la vision du monde, la relation aux autres et le fonctionnement opérationnel, ne peuvent s’envisager sans s’intéresser aussi au « vecteur » par lequel toutes trois passent : soi.

 

Ce soi si central, si puissant, il est aisé de le gâcher, pire, d’en faire mauvais usage. Impossible d’avoir des relations harmonieuses avec les autres, un rapport constructif avec le monde, une compagnie sereine avec soi-même, lorsqu’on porte trop de boulets accrochés à ses pieds. Parmi ceux-ci, citons en particulier :

  • Ce qui trompe les sens et le jugement : impressions, préjugés, fausses certitudes, manques et besoins qui aliènent, émotions qui submergent…
  • Ce qui rend passif : habitudes, conformisme, manque d’intentions, manque de désirs, goût de la facilité, confort du laisser-faire voire de la soumission…
  • Ce qui fait souffrir : insatisfactions, déceptions, regrets, remords, peurs, angoisses, traumatismes, complexes, névroses, besoin d’être considéré, reconnu, aimé…
  • Ce qui détourne de soi : imitation des autres (cf. le désir mimétique de René Girard, [4]), divertissement (dans son acception étymologique), compromissions, arrangements avec sa conscience…

 

Là, la libération pour chacun consiste à ôter ses propres boulets (alléger le soi de ce qui l’encombre, de ce qui le tire vers le bas), et prendre son essor. Beaucoup d’auteurs cités par Isaac Getz en parlent, écoutons-les.

 

Robert Townsend pointe les ravages de l’ego [5] :

  • « Rien n’est avide d’honneurs comme un amour-propre qui ne trouve pas en lui-même de quoi se satisfaire »
  • « Avant de vous engager dans une nouvelle entreprise, prenez le temps de répondre à deux questions fondamentales : Ce que nous allons entreprendre en vaut-il réellement la peine ? Ou bien allons-nous simplement édifier un nouveau monument de vanité autour de quelque égoïsme maladif ? »

Jean-Christophe Fauvet met en perspective le véritable pouvoir  [6] : « Il faut beaucoup de pouvoir pour y renoncer, très peu pour l’exhiber ».

Robert Greenleaf souligne la prééminence de l’être sur le faire [7] :

  • «  Ce que nous pouvons faire n’est que la conséquence de ce que nous pouvons être »
  • « Jamais l’entreprise ne peut être ce que nous ne sommes pas »

Warren Bennis, disciple de Douglas Mac Gregor, pose le soi en préalable à tout projet de transformation : « Vous ne pouvez pas transformer votre entreprise sans vous transformer d’abord ».

 

Ce faisant, ils redéfinissent le leadership :

  • Robert Townsend [5] : « Un leader est efficace s’il rend l’autre efficace »
  • Max De Pree [8]: « Le leadership est l’aptitude à révéler, libérer et développer les talents »
  • Robert Greenleaf [7] : « Le secret d’une institution solide est de savoir souder une équipe pour que ses membres s’élèvent davantage qu’ils n’auraient pu le faire sans leader »

 

EN RÉSUMÉ

 

La démarche de libération concerne trois grands champs qui, loin d’être indépendants, sont étroitement liés : les modes de fonctionnement, les relations humaines, la vision du monde. Au-delà, le rapport à soi est un sujet central, qui conditionne tout.

Tout ceci constitue une sorte de « catalogue ». Mais arrivés là, une question délicate reste posée : jusqu’où aller ?

 

JUSQU’OÙ LIBÉRER ?

 

Depuis trente ans, l’entreprise a fait des efforts considérables pour repenser son environnement, ses relations internes et externes, ses manières de faire (cf. mon texte « L’entreprise libérée : comment sortir des querelles ? »). Elle a non moins considérablement élargi son regard sur les individus qui la composent : elle a abandonné la vision taylorienne du travail, fait de la place aux émotions, aux aspirations, à la psychologie, au développement personnel, redéfini le rôle des Ressources Humaines. Pour autant, parmi les différents champs de libération vus précédemment, elle reste bien plus à l’aise sur celui du fonctionnement opérationnel et des relations que des autres : la vision du monde, souvent, se réduit à de l’affichage stéréotypé et de la communication ; quant au rapport à soi-même, l’entreprise s’y intéresse depuis peu, et a pris le sujet sous l’angle réducteur du bien-être au travail.

Ainsi, l’entreprise peut aisément être tentée d’en rester à ce qu’elle connaît le mieux, l’opérationnel, le relationnel, et mettre le reste de côté. Et si elle s’intéresse à la vision du monde, au rapport à soi, des écueils la menacent comme céder au politiquement correct, chercher des recettes (les incontournables tables de ping-pong, de nouvelles fonctions telles le Chief Happiness Officer, etc.), ou se tromper d’objectif. Dans le cas du bien-être, l’erreur consiste à charger l’entreprise d’apporter du bonheur alors que, à mon avis, il s’agit avant tout qu’elle aide à s’accomplir.

 

Comme toute démarche de changement, la libération suppose un leader convaincu, reconnu, charismatique, et d’avoir préalablement identifié ceux sur lesquels s’appuyer. Les managers sont aux premières loges : il leur appartient d’être exemplaires, de montrer la voie. Pour autant, tous n’en auront pas envie, tous n’y seront pas prêts. Par ailleurs, il ne faut pas tout leur mettre sur les épaules : les managés aussi doivent être parties prenantes. Or si beaucoup partagent l’aspiration à « une certaine liberté », davantage d’autonomie, d’initiatives ou de responsabilités peut générer des ravages, y compris chez des cadres : j’en ai été témoin bien des fois. La liberté crée aisément une méprise : estimer que chacun y aspire, sous-estimer les résistances qu’elle déclenche. L’Occident a fait l’erreur de croire qu’il pouvait apporter la démocratie et la liberté à des peuples qui, en fait, n’en voulaient pas. L’entreprise est menacée des mêmes erreurs.

Ainsi, il faut tenir compte de la maturité de l’entreprise, au cas par cas : créer de l’adhésion au sommet, lever les freins chez les managers, puis diffuser chez les managés. C’est un projet à part entière, qu’il est prudent de conduire par étapes successives. Les managers y trouvent un triple rôle : se libérer eux-mêmes, identifier les managés qui y sont prêts, et accompagner ceux-ci sur le chemin de leur propre libération. Alors, ces managés devront se prendre par la main : on peut aider quelqu’un à se libérer, mais on ne peut jamais le faire à sa place.

 

Jusqu’où convient-il de libérer, donc ? Cette question ne saurait recueillir de réponse unique, surtout pas : c’est au cas par cas. Cela relève largement de la conviction du dirigeant, de son ambition au sens noble, et aussi de la maturité propre à chaque entreprise, à tous niveaux. Pour avancer, pour éviter les écueils en chemin, l’entreprise ne dispose en général pas de tous les repères nécessaires et a besoin, je crois, d’approches nouvelles. Nous en reparlerons.

 

CONCLUSION

 

L’entreprise dite libérée adhère par nature au principe de libération. L’entreprise traditionnelle, elle, a tout intérêt à s’inscrire sur un tel chemin, et peut faire des choix moins radicaux. Dans tous les cas, leurs enjeux sont fondamentalement les mêmes, ainsi que leurs leviers d’action.

Libérer de quoi ? L’entreprise peut agir sur trois dimensions complémentaires : le fonctionnement opérationnel, les relations humaines, la vision du monde. A leur confluence, une quatrième dimension revêt une importance centrale : le soi.

Libérer jusqu’où ? La réponse ne saurait être unique, ce serait même contradictoire : il appartient à chaque entreprise de faire ses propres choix, de positionner ses curseurs. Se limiter aux seuls aspects opérationnels ou relationnels peut sembler tentant, mais revient à amputer la démarche.

La libération, en fait, procède de la résistance, et c’est à dessein que j’utilise cette métaphore historique : se libérer des tyrannies que nous apprenons à accepter, parfois même à exercer, celles de l’instantané, de la facilité, des habitudes, des apparences, des réflexes primaires, des réponses toutes faites, des émotions qui submergent, de l’ignorance, de l’intolérance, de l’affrontement. Le plus difficile peut-être, c’est de cultiver ses propres désirs tout en se libérant des besoins qui aliènent, au sommet desquels s’en trouve un qui passe pour naturel et incontestable : le besoin éperdu d’être apprécié, reconnu, aimé.

 

La démarche dépend de la conviction du dirigeant, de son ambition au sens noble, de la maturité du contexte, celle des managers et celle des managés. Les managers y trouvent une rôle nouveau, montrer la voie, accompagner, les managés une responsabilité nouvelle, mieux prendre leur destin en mains. En chemin, ce sont les notions-mêmes de leadership et de pouvoir qu’il faut réinventer.

 

Plus l’entreprise aura de l’ambition, plus elle voudra aller loin, et plus elle aura besoin d’approches nouvelles. Lesquelles ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

 

 

Références :

[1]      Isaac GETZ – « La liberté, ça marche ! », Flammarion, 2016

[2]      Navi RADJOU et Jaideep PRABHU – « L’innovation Jugaad », Diateino, 2014

et « L’innovation frugale », Diateino, 2015

[3]      Erwin SCHRÖDINGER et Michel BITBOL – « Physique quantique et représentation du monde », Seuil, 1992

[4]      René GIRARD – « Des choses cachées depuis le commencement du monde », Grasset, 2001

[5]      Robert TOWNSEND – « Au-delà du management », Arthaud, 1970

[6]      Jean-Christian FAUVET – « L’élan sociodynamique », Editions d’organisation, 2004

[7]      Robert GREENLEAF – « Servant leadership », Paulist Press, 2002

[8]      Max De PREE – « Diriger est un art », Rivages, 1990

 

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