Éloge de la contradiction

Parmi les caractéristiques majeures de notre environnement contemporain, auxquelles le management doit répondre, la complexité arrive dans le peloton de tête. Ce qui la définit, c’est le foisonnement de paramètres ayant une influence sur les situations rencontrées, leur interdépendance, leur interaction. Ceci nécessite de renoncer aux approches ayant jusque récemment guidé nos pensées, la vision mécaniste, les modèles et les équations, la relation de cause à effet, et à leur confort intellectuel : la réalité ne se laisse plus appréhender ni déterminer ainsi. Alors, comment faire ?

 

TENSIONS ET CONTRADICTIONS

 

Le propre de la complexité, c’est qu’elle fait en permanence émerger des tensions, et souvent des contradictions. Prenons un exemple dans le champ politique. En Allemagne, le gouvernement de Gerhard Schröder décida en 2000 d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire, puis le premier gouvernement d’Angela Merkel relaxa le calendrier, prolongeant l’exploitation des centrales nucléaires allemandes jusqu’en 2036. Ces fluctuations traduisent la dimension fortement politique du dossier : dans le jeu subtil des alliances aptes à dégager une majorité, Gerhard Schröder dût faire d’importantes concessions aux écologistes, Angela Merkel moins. Puis en mars 2011, la catastrophe de Fukushima donna un coup d’accélérateur au calendrier : l’arrêt total des centrales fut avancé à 2022. Très bien, à un (gros) détail près : pour accélérer le désengagement du nucléaire, encore fallait-il avoir des solutions de substitution. L’Allemagne communiqua donc largement sur sa politique en faveur des énergies renouvelables mais en même temps, décida d’augmenter la part du charbon dans sa production d’électricité, une aberration sur le plan écologique car fortement génératrice de gaz à effet de serre, en opposition totale avec l’objectif pourtant affiché. Non contente de s’inviter dans le débat intérieur, l’incohérence se propagea à l’international : comment négocier avec les Chinois, eux-aussi grands consommateurs de charbon, en étant aussi peu exemplaire ? Dans cet exemple, la complexité naît de la collusion entre des domaines ayant chacun leur logique et leurs contraintes, la stratégie, la tactique, la diplomatie, la technologie, la communication. Ces domaines structurent pareillement la vie en entreprise, et y déversent leurs tensions.

 

Dans son acception première, le terme « tensions » désigne les oppositions entre entités, entre personnes, qui naissent lorsque des intérêts sont en jeu ou du seul fait de se côtoyer. Au-delà, l’entreprise est le lieu de bien d’autres tensions : l’affrontement entre la foule de composantes antagonistes qui constituent le quotidien. Ces tensions-là peuvent être classées en trois grands registres, selon qu’elles procèdent :

  • De la stratégie : la vision managériale
  • De la mise en œuvre : les leviers d’action
  • Des relations humaines : ses propres préférences spontanées, celles des autres

Sans prétendre à l’exhaustivité, le tableau suivant fournit une liste de tensions que nous pouvons fréquemment rencontrer :

REGISTRE TENSIONS
STRATÉGIE Local vs Global
Court terme vs Long terme
Continuité vs Rupture
MISE EN ŒUVRE

 

Tradition vs Innovation
Planification vs Expérimentation
Action vs Réflexion
Réaction vs Pro action
Pragmatisme vs Rigueur
Participation vs Expertise
RELATIONS Emotion vs Raison
Plaisir vs Effort
Sentiment vs Jugement
Certitudes vs Doutes

 

Telle composante n’est pas bonne en soi, et son opposée mauvaise : tout dépend du contexte, de la situation. En fait, il existe des tensions fécondes, et d’autres néfastes. Les tensions fécondes sont celles qui génèrent de l’énergie, du désir, du plaisir, de la créativité, du progrès, qui élargissent le champ des possibles. A l’inverse, les tensions néfastes sont celles qui génèrent de l’inertie, du gâchis, de la violence, de la souffrance, de la régression, qui rétrécissent les possibles.

Pour un manager, il importe donc particulièrement d’être conscient non seulement des tensions créées par son environnement, mais aussi par ses propres comportements. Notez celles auxquelles vous avez été confronté dans une journée, celles dont vous êtes vous-même à l’origine, et quelles en sont les conséquences, positives ou négatives. Analysez la manière dont les tensions néfastes sont habituellement traitées : lesquelles sont négligées, ignorées voire niées, lesquelles sont acceptées sans broncher ? Cette cartographie constitue un outil précieux pour manager les autres, et se diriger soi-même. Fort de cette conscience, reste alors l’essentiel : agir.

 

DES CONTRADICTIONS VERS LA CONTRADICTION

 

Dans son premier stade d’évolution, l’enfant se construit par l’imitation. Ensuite, l’adolescent adopte la stratégie inverse et se définit par la différenciation, avec pour travers fréquent un esprit de contradiction bêtement systématique. Plus exactement, il cherche à se différencier de son environnement proche mais, hors de celui-ci, se fond volontiers dans telle ou telle obédience, que ce soit au niveau des idées, des vêtements et du look, des activités sociales, ou des premiers émois amoureux. La contradiction peut s’y montrer très conformiste ! Au gré des contextes, des influences, des rencontres, chacun découvre peu à peu les multiples visages de l’altérité, et les non moins multiples façons de l’appréhender : l’accepter, l’accueillir, l’encourager, y trouver de l’inspiration, ou au contraire la rejeter, l’interdire, la combattre, lui préférer la norme, la tradition, l’uniformité. En grandissant, chaque adulte se forge ainsi son propre référentiel vis-à-vis de la diversité, et des contradictions.

Ce référentiel, chaque entreprise a également le sien : cela fait partie de sa culture. Parmi les grandes figures du management, Mary Parker Follett fut la première qui s’y intéressa, dans les années 1920. Alors que la société et les entreprises de l’époque étaient très conformistes, elle milita en faveur de la diversité. Alors que la tendance naturelle était de résoudre les désaccords par le rapport de force ou le compromis, elle milita pour la négociation et posa les bases de ce qui est devenu le célèbre « gagnant-gagnant ». Alors que le conflit était jugé comme un dysfonctionnement qu’il fallait absolument éviter, elle défendit l’intérêt du conflit constructif pour enrichir les points de vue, et sceller des alliances solides. Plus tard, d’autres grandes figures comme Peter Drucker ou Michel Crozier creusèrent ce sillon et posèrent la médiation, la négociation, l’arbitrage, au cœur de l’art des managers. Ensemble, ils y dégagent un facteur-clef du management : le rapport que les individus et l’entreprise entretiennent avec l’altérité et la contradiction, au singulier, face aux multiples tensions et contradictions du monde.

Je répugne toujours à scinder les individus ou les organisations en catégories, et préfère au contraire établir des passerelles. Pour autant, il me semble que ce rapport à l’altérité et à la contradiction répartit vraiment l’humanité en deux camps : ceux qui ont tendance à les rejeter, ceux qui les accueillent même si elles les ébranlent, même si elles leur déplaisent. Aujourd’hui, nous connaissons les travers dans lesquels tombent les entreprises du premier camp : pensée unique, courtisanerie, inertie, rigidité, conformisme, luttes intestines. En période ordinaire, cela peut suffire, mais en période de turbulences et de forte complexité, plus du tout : l’entreprise y a au contraire besoin d’esprit critique, de lucidité, d’impertinence, d’imagination, de coopération.

Alors que des mots comme « innovation », « agilité » ou « bienveillance » sont sur toutes les lèvres, force est de constater que certaines cultures managériales les favorisent, et d’autres y nuisent. Le rapport à l’altérité et à la contradiction s‘y avèrent déterminants. A l’image de l’enfant et de l’adolescent, l’entreprise a tout intérêt à s’y inscrire sur un chemin d’apprentissage : au plus bas, les tolérer, un peu plus haut, les laisser s’exprimer, plus haut encore, les promouvoir. Ce chemin, il appartient à l’entreprise et aux managers de le construire ensemble : l’entreprise en créant un terreau favorable, les managers en nourrissant sa culture.

 

CONCLUSION

 

« La nature a horreur du vide » affirme le célèbre aphorisme, qui est totalement faux (désolé Aristote) : le vide constitue bel et bien la première composante de l’univers et, à l’extrême opposé, de l’atome. Ce qui est exact en revanche, c’est que l’existence a horreur de l’uniformité.

Plus exactement, la physique tend à l’uniformité au niveau macroscopique : elle crée sans cesse de l’entropie, mais le désordre qu’elle génère se dilue, se moyenne. A notre échelle proche, la biologie fait l’inverse : elle tend à maintenir et développer les multiples singularités de la vie, au prix de l’énergie. L’affrontement permanent entre ces deux propensions constitue sans doute la plus grande tension à laquelle nous soyons confrontés.

 

Cette tension essentielle place en permanence le management face à des choix : choisir l’uniformité et avec elle les normes, le conformisme, la domination, la soustraction, ou au contraire la diversité, le foisonnement, la coopération, l’addition. Les nations faisant le premier choix sombrent dans la dictature, le fanatisme ou le déclin, la génétique nous montre les ravages de la consanguinité, l’anthropologie ceux du fonctionnement en tribus autarciques. Nous sommes donc avertis.

 

Le rapport à l’altérité et à la contradiction constitue un marqueur majeur de la culture d’une entreprise. Face aux enjeux de la complexité, la maturité de l’entreprise et de ses managers à ce sujet s’avère déterminante pour définir des stratégies pertinentes, en assurer la mise en œuvre, et sceller des relations fructueuses. Un diagnostic lucide de cette maturité peut l’éclairer, et un accompagnement à la carte ensuite l’aider à progresser.

 

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